Alors que les semences
constituent un patrimoine millénaire qui s’est développé par le biais du
partage de graines entre paysans, cette pratique est aujourd’hui
fragilisée par des restrictions légales, faisant courir un risque à la
biodiversité. Les variétés végétales tout comme les oeuvres de l’esprit,
peuvent en effet être saisies par la propriété intellectuelle,
par le biais de certificats d’obtention végétale ou de brevets
protégeant les intérêts de l’industrie semencière. Le mois dernier, la
discussion au Sénat d’une loi sur la contrefaçon a fait rejaillir de nombreuses inquiétudes,
dans la mesure où la production de semences par les agriculteurs, voire
même par des jardiniers amateurs, pourrait finir par être assimilée à
une forme de "piratage" .
Le sujet est donc de première importance et récemment, une initiative a attiré mon attention. L’Association Graines de Troc, qui développe une plateforme en ligne d’échange de semences, propose en effet à des bibliothèques d’accueillir des "grainothèques", sous la forme de boîtes en carton contenant des sachets de graines. Les usagers de la bibliothèques sont invités à venir piocher dans ces boîtes des graines, correspondant à des variétés traditionnelles ou paysannes, pour les cultiver dans leur jardin ainsi qu’à se documenter sur la manière de produire leurs propres semences pour alimenter la grainothèque à leur tour.
Souhaitant en savoir davantage
sur cette idée que je trouve excellente, j’ai posé quelques questions à
Sébastien Wittevert à l’origine du projet Graines de troc, qui a eu la gentillesse de bien vouloir y répondre.
La médiathèque de Lagord en Charente maritime a déjà adopté une de ces grainothèques proposées par Graines de Troc.
J’espère que la lecture de ces lignes pourra contribuer à susciter
d’autres vocations parmi les bibliothécaires en France. Aux Etats-Unis,
le "prêt" de graines se pratique déjà dans certaines bibliothèques, à côté du prêt de livres ou de DVD, avec des programmes parfois ambitieux comme celui de la Richmond Public Library
en Californie. Il serait intéressant que cette démarche se développe en
France, afin que les bibliothèques deviennent un lieu où se croisent
les Biens communs de la Connaissance et ceux de la Nature.
1) Pourrais-tu nous présenter brièvement la plateforme Graines de Troc et les objectifs que vous poursuivez ?
La plateforme est issue d’une
initiative individuelle, suite à une prise de conscience. Il s’agissait
de faire de son mieux pour défendre la biodiversité cultivée, dont
l’état est très préoccupant. Nul besoin d’être spécialiste pour s’en rendre compte…
Encouragé par les membres et
les nombreux soutiens, nous nous sommes réunis en association pour
poursuivre collectivement nos objectifs.
Nous avons conçu un système
d’échange innovant de graines par voie postale. Ce système met
virtuellement en commun l’ensemble des semences proposées par chacun des
troqueurs et les échanges sont facilités par une sorte de monnaie
virtuelle, les "jetons". Malgré sa jeunesse, l’efficacité du système est
remarquable : après un an de rodage, 3000 échanges de variétés en 2013,
actuellement 600 par mois, pour 1250 troqueurs, et 1300 variétés
différentes disponibles de légumes et de fleurs.
Le partage des savoir-faire
associé à la reproduction de semences étant tout aussi essentiel, nous y
dédions la plateforme, de par les ressources disponibles, la mise en
avant des échanges locaux, des rencontres, des ateliers et formations
sur la reproduction de semence. Nous essayons d’inciter le jardinier,
mais, finalement, tout citoyen à reprendre en main la question
fondamentale de la semence. Quelque chose se joue en ce moment auquel
nous devons prendre part. C’est de l’avenir des semences de notre
patrimoine commun dont il s’agit. Au moins être conscient, au mieux
agir.
2) Pourquoi mettre l’accent sur le partage des graines ? En quoi cette pratique est-elle importante et contribue notamment à la biodiversité ?
C’est par le partage qu’elles
ont voyagé et nous sont parvenues. C’est un geste ancestral qui a
construit véritablement la biodiversité.
Chacune de nos espèces s’est
lentement adaptée dans un champ ou un jardin, puis partagée dans un
autre, avec parfois des différences, qui a la longue, ont véritablement
construit une immense diversité de variétés de légumes.
L’accès libre a cette
biodiversité est essentiel afin de pouvoir la conserver, et l’entretenir
dans la diversité de nos environnements, idéalement localement, pour
que s’exprime le potentiel de chaque variété.
L’abondance et la profusion des graines invite naturellement à leur partage.
En ce qui concerne les
agriculteurs, la législation menace ce geste, ainsi que, c’est
d’actualité, la simple reproduction de ses propres graines.
Je ne vois pas comment pourrait
se concrétiser une interdiction de partager ou reproduire nos graines
au jardin, mais aujourd’hui, peu importe puisque la majorité des
semences des jardins provient bien, en amont, des agriculteurs.
C’est la que le partage, des graines ET des savoir faire pour les reproduire semble particulièrement important.
3) Quelle est la différence entre les semences traditionnelles ou paysannes, dites "libres" et les semences issues de l’industrie semencière ? Pourquoi y a-t-il un enjeu à favoriser les premières ?
L’industrie semencière répond au seul objectif du profit et non à celui "de nourrir la planète".
Ce n’est pas celui des semences traditionnelles qui étaient d’être adaptées à chaque usage, à chaque terroir, à chaque façon.
Généralement mieux adaptées et rustiques, elles ont pas ou peu besoin d’engrais ou pesticides.
Les agriculteurs ont confié
leurs semences à cette industrie qui proposa de moderniser les
rendements à grand renforts de lucratifs machines, engrais et
pesticides.
Dès lors les semences
traditionnelles n’apportant pas ou peu de profits complémentaires sont
progressivement retirées des catalogues, et non entretenues,
disparaissent.
Aujourd’hui, on ne mange plus une tomate pour son goût, mais pour sa résistance aux chocs..
Ajoutez le fait que la
concentration de ces entreprises semencières, la ou jadis chaque paysan
assurait l’entretien d’une petite partie d’une immense richesse
variétale, aujourd’hui crée une inévitable standardisation des semences
proposés, et vous comprendrez l’origine de l’effondrement de notre
biodiversité cultivée, constatée par la FAO.
Ce n’est pas sans intérêts
financiers puisque, ne pouvant plus reproduire ses semences,
techniquement par la généralisation des semences hybrides, ou légalement
par brevet ou interdiction, l’agriculteur, comme le jardinier doit
recourir chaque année à l’achat des graines, quel qu’en soit le prix.
A mon sens, nous devons
rapidement regagner en autonomie en nous ré-appropriant les semences
libres avec les savoir-faire associés.
Chose que l’on nous présente
bien entendu comme irréaliste, alors qu’autrefois nous le faisions tous,
ainsi s’étant construite la diversité.
4) Vous proposez à des bibliothèques d’installer des "grainothèques" dans leurs locaux pour favoriser le partage des semences ? En quoi consiste exactement cette initiative et comment vous est venue l’idée d’associer des bibliothèques à votre démarche ?
Il s’agit d’une simple boite,
disposée dans un endroit public, ou chacun peut y déposer et y prendre
les graines de son choix. Une explication est proposée pour expliquer la
démarche.
C’est une pratique courante
qu’une semence se "prête", et se "rende" après avoir fait des petits. Ce
n’est pas pour rien que le concept est déjà bien développé dans les
bibliothèques notamment aux États-Unis.
Ce qui est nouveau peut être, c’est de les planter à la mode des Incroyables Comestibles,
et d’inviter à l’essaimage. En phase avec les objectifs de ce mouvement
qui propose la "nourriture à partager", nous proposons les "semences à
partager".
D’autres lieux s’y prêtent : écoles, lieux alternatifs, locaux associatifs…
Attention, ce n’est pas une vocation conservatoire qui demande des compétences précises et une logistique plus importante.
Il n’est pas question de faire
n’importe comment non plus. Nous invitons les jardiniers à comprendre et
apprendre les techniques simples pour reproduire leurs semences.
Beaucoup pensent qu’il est
facile de récupérer des graines de courges, et bien plus compliqué pour
la tomate. C’est pourtant l’inverse..
Dans toute chose il faut savoir ce que l’on fait. La règle du jeu est dans la boite. Nous prenons le parti de faire confiance.
Schématisons qu’une graine en
donne 100, (pour la salade c’est 10000, les courges 200) il suffirait
donc qu’une personne sur 100 qui en prenne, dépose à son tour un sachet
de graines pour que la boite "fonctionne".
Les perspectives ouvertes par
cette initiative semblent prometteuses… si on considère la
sensibilisation, les graines prises semées dans les jardins,
l’apprentissage, le don, le partage, sans compter que certains ne vont
pas en rester là pour aller plus loin encore.
Il me semble important de
sensibiliser au-delà de la sphère jardinière. Les graines doivent sortir
des jardins, et regagner une place essentielle dans l’esprit de tous,
comme le sont les livres, pas seulement pour les libraires, les greniers
ou les rats.
Je vous rassure, nous ne
pensons pas que les grainothèques vont remplacer le travail de nos
semenciers militants, tout comme les bacs Incroyables Comestibles ne
vont pas nous empêcher de nous retourner vers nos maraîchers locaux. Au
contraire, elles interrogent et c’est cela le but. Nous avons besoin de
nous reposer les bonnes questions, être ensemble, dans le partage et la
construction. C’est essentiel pour les défis qui nous attendent.
Nous avons semé des graines de grainothèque. Et bien, étonnement, elles poussent.. Ce sont déjà 5 grainothèques qui ont été installées en France.
5) Certains considèrent les bibliothèques comme des "fabriques du citoyen". Sur le site de Graines de Troc, le partage des semences est présenté comme une forme d’engagement citoyen. Est-ce que tu peux développer cet aspect ?
Alors pour le moment, ce sont plutôt des citoyens qui fabriquent des grainothèques …
Alors qu’aujourd’hui une
majorité de gens voient la protection de l’environnement comme une
priorité absolue. Ce n’est pas l’impression que me donnent nos élus.
Concernant les semences, on
peut rêver que l’industrie change ses pratiques. Les agriculteurs et
maraîchers subissent d’insupportables pressions pour pouvoir s’en
occuper.
Il ne reste donc que le
jardinier et le citoyen, capables du sursaut, et pour épauler
agriculteurs et collectifs engagés. Et je crois que c’est ce qui se
passe un peu partout. A défaut d’une démarche publique, le citoyen finit
par prendre le taureau par les cornes. On ne compte plus les projets de
reconversions et de retour à la terre..
Considérant cela, il peut
légitiment paraître difficile de trouver l’énergie de signer et relayer
les multiples pétitions, qui de toute façon n’arrivent même pas sur les
bureaux. Il est urgent de se mettre au travail pour conserver ces
graines.
Il faut trouver des solutions,
par l’échange et la conservation dans les jardins, mais aussi, et c’est
indispensable, dans les champs de nos agriculteurs.
A notre niveau, nous essayons
d’inspirer et d’apporter à chacun les moyens d’agir concrètement depuis
chez lui, en semant, en récoltant et en partageant ses graines.
Le jeton qui permet que le site
fonctionne aussi simplement, est une belle expérience du concept des
monnaies complémentaires, un outil de la transition.
La grainothèque, c’est une
invitation à se mobiliser : un petit geste d’insubordination, une petite
désobéissance civile, une liberté prise ici quand on nous la menace
ailleurs, une façon de dire que nous trouverons de toute façon un moyen
de prendre soin de nos semences.
On ne demande pas à ce que nous
redevenions tous jardinier mais d’autres formes d’engagement existent.
Il y a toujours le soutien financier aux collectifs (Réseau Semences
Paysannes, Kokopelli, ou même nous.
Plus concrètement, les amaps par exemple sont un excellent outil pour
favoriser des pratiques différentes. De nombreux agriculteurs ont besoin
de notre soutien lorsqu’ils ont le courage de prendre un autre chemin.
Une autre forme d’engagement : avec quelques personnes issues du groupe local colibri (pays
rochelais), nous essayons de nous pencher sur la question de la
semence. Nous avançons, citoyennement, pas si lentement que cela, nous
nous organisons, semons, apprenons.. Nous avons notamment inaugurer la
première grainothèque, nous nous intéressons aux semences locales, nous
proposons des ateliers, et nous nous engageons à apporter notre aide à
un magnifique programme de conservation local de 7000 variétés
potagères.
Pour saisir l’enjeu général, j’essaye parfois de me représenter mentalement :
Chaque graine de chaque variété
a été semé, récolté, année après année, transmise de génération en
génération, de jardins en jardins et de peuple en peuple, partout sur la
planète depuis 10000 ans, avec bienveillance..
Excusez moi pour la répétition :
partout sur la planète, de peuple en peuple, de jardins en jardins, de
génération en génération, chaque variété, chaque graine semé… en
s’adaptant ainsi à nos usages, à nos environnements.
Je crois, aujourd’hui, qu’il
est question de savoir ce que l’on fait de tout ça, et d’être un maximum
à être sûrs de ce que l’on va en faire.
6) Concrètement si des bibliothèques veulent mettre en place une grainothèque, quelle est la démarche à suivre et peut-on vous contacter ?
Oui, n’hésitez pas à nous contacter, que ce soit pour parler de la démarche, commander un kit ou pour partager la bonne nouvelle de l’inauguration.
Pour l’installation, si c’est
la bibliothèque qui le souhaite, c’est facile, si vous souhaiteriez que
votre bibliothèque en héberge une, il faudra convaincre le responsable..
Passé ce cap, nous invitons à
construire sa propre boite, et s’approprier la démarche. Il est très
facile de transformer un simple carton en un joli présentoir.
Nous proposons sur le site les documents et visuels à imprimer. Mais nous proposons aussi une grainothèque en kit, avec les documents, et quelques graines.
Il est nécessaire de s’en
occuper à minima, en remplaçant les modes d’emplois épuisés, aussi nous
conseillons qu’il y ait un référant, mais la bibliothèque peut très bien
y veiller.
Ce n’est pas grave si la boite ne contient plus de graines, c’est une invitation au dépôt.
C’est peut être la première
chose à faire ensuite : proposer aux jardiniers du coin d’amener les
premières graines lors de l’inauguration.
Nous avons quelques suggestions pour les bibliothèques qui souhaitent y associer un fonds documentaire.
N’hésitez pas à partager les
photos de la grainothèque que vous installerez, de l’inauguration, et
célébrons ensemble nos actions. C’est très motivant de voir pousser les
grainothèques sur une carte !
Ensuite, c’est comme au jardin, pour voir ce que cela donne, il faudra faire preuve de patience.
***
Site internet : http://www.grainesdetroc.fr
Page Facebook :www.facebook.com/Grainesdetroc.fr
Grainothèque : www.grainesdetroc.fr/got/
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